Enquête : Quand le son devient une arme

Source photo : http://www.fondationgroupeforget.ca/

Retrouvez cet article publié dans la revue « Ça m’intéresse » de mai 2012.

Militaires et policiers utilisent de plus en plus d’outils acoustiques pour faire parler des prisonniers, disperser des manifestants ou affaiblir un ennemi. Mais les gardes-fous sont-ils suffisants ?

Bande de Gaza, septembre 2005. Un « bang » retentissant résonne au dessus des maisons tandis qu’un avion s’éloigne. Les vitres éclatent et les murs tremblent. Une bombe ? Oui mais sonore. Un jet de combat israélien vient de franchir le mur du son.

Résultat immédiat, les habitants ressentent de violentes douleurs aux oreilles, saignent du nez et certains font des crises d’angoisse. Pendant quatre jours, les appareils survolent les lieux toutes les heures, surtout au petit matin. Le but ? Semer la peur et désorganiser les activités terroristes avec une arme inédite. Une arme acoustique, dite à létalité réduite. Elle ne tue pas mais peut neutraliser l’ennemi ou le blesser. Selon le rapporteur de l’ONU, ces opérations, répétées au moins jusque 2008 ont en effet engendré des surdités chez les Palestiniens. Exploiter le pouvoir destructeur du son, l’idée n’a rien de nouveau.

Les infrasons font vibrer les organes

Paradoxalement, les militaires se sont d’abord intéressés à la puissance insidieuse des infrasons, (dont la fréquence ne dépasse pas 20 Hz), inaudibles pour l’oreille humaine. C’est l’acousticien français Vladimir Gavreau qui découvre par hasard leur impact dans les années 60. Fréquemment pris de malaise, il constate que les symptômes apparaissent à cause d’un ventilateur, installé dans un immeuble voisin. Enthousiaste, il se lance dans la mise au point d’armes comme un laser acoustique, supposé faire vibrer tous les organes. L’armée américaine embraye mais jusqu’à maintenant, les armes imaginées n’ont pas dépassé le stade du prototype. Notamment parce que les basses fréquences se propagent en cercle. Il est donc difficile de les diriger vers une cible précise…

Des morceaux de rock à plein volume

Si les recherches se poursuivent, les militaires préfèrent se concentrer sur des armes exploitant le volume du son. Par exemple en 2004 lors du siège de Falloujah. A l’époque, suite au meurtre de civils américains, l’armée décide de déloger les chefs rebelles. Pour cela, elle diffuse dans les rues, via des camions des morceaux d’AC/DC ou des Guns N’ Roses. Le son, qui rebondit sur les murs, épuise d’autant plus les habitants qu’ils ne sont pas habitués à ce genre de musique, jugée occidentale, suggestive et choquante. Ce choix ne doit rien au hasard. Les militaires ont toujours misé sur l’impact psychologique du son et se sont même adjoint les services de médecins, afin de se donner une caution scientifique. En 1957 par exemple, le Dr Donald Cameron force des patientes à écouter des messages négatifs (vous n’avez jamais osé vous affronter à votre mère), puis positifs (vous serez bientôt libre d’être une épouse comme les autres) 16 h par jour. L’impact est considérable : les cobayes perdent mémoire et autonomie.

La playlist de la torture à Guantanamo

Les armées mettent ensuite en application ces techniques de saturation sonore dans les prisons militaires, surtout en Israël, en Chine et aux États-Unis. La playlist spécial torture du centre de détention de Guantanamo reste tristement célèbre : elle mêle les notes acidulées de Baby one more time de Britney Spears et la rage d’Eminem à des sons anxiogènes (hurlements de nourrissons, miaulements de chats, rires sarcastiques). Les bandes diffusées pendant des semaines voire des mois à des prisonniers, maintenus accroupis ou privés de sommeil visaient à délier les langues. Le plus souvent avec succès : non seulement le son empêche de penser et de récupérer des autres formes de tortures mais le contenu culturel des chansons offense les prisonniers affaiblis.

Si dans les prisons, la musique est diffusée via un casque maintenu sur le détenu, en zone de conflit, la saturation sonore repose souvent sur le LRAD (dispositif acoustique de longue portée). Cet équipement, qui combine plusieurs petits haut-parleurs peut propager un son dans une direction très ciblée, jusqu’à 3km… Développé à l’origine pour éloigner les pirates, il équipe aussi désormais les policiers, en charge du maintien de l’ordre. Le LRAD émet un son de 152 décibels –l’équivalent d’un avion au décollage : A 100 mètres, une personne n’a qu’une envie : fuir et à 5 mètres, son audition peut être sérieusement atteinte. Le dispositif déjà été utilisé dans plusieurs manifestations, dont celle contre le G20, à Pittsburgh en 2009.

France : les grenades assourdissantes

La France possède t-elle ce type d’équipement ? Difficile de le savoir, l’armée opposant un silence discret sur la question. Tout au plus mentionne t-elle des haut-parleurs diffusant en continu des sons désagréables, tels que des cris de bébés retransmis à l’envers, des grésillements, des bruits d’hélicoptères en vol, à 140 dB. Mais sans préciser les lieux où ils ont été déployés. En revanche, les policiers sont équipés de grenades assourdissantes depuis 2004. Dotées d’une charge explosive, elles produisent un éclair aveuglant et une détonation de 160 db à 15 m de distance, tout en projetant des plots en caoutchouc. Leur utilisation s’est soldée par quelques accidents des deux côtés de l’Atlantique : une crise cardiaque et des acouphènes aux Etats-Unis ; la perte d’un œil, de l’odorat et du goût chez une spectatrice d’une manifestation à Grenoble en 2007 ici. Des blessures causées par l’onde de choc induite par la grenade et les plots plus que par le son lui-même.

Les forces de l’ordre abusent-elles de ces armes ?

Face aux accidents, des experts et des associations s’interrogent.  Les forces de l’ordre n’abusent t-elles pas des armes à létalité réduite ? Ces dernières (grenades sonores mais aussi tasers, gaz irritants, jets d’eau à haute pression) se sont multipliées à partir des années 1990. A cause des mutations de la guerre notamment. En effet, désormais, les conflits se déroulent souvent dans des régions urbaines denses où la distinction entre combattants et non combattants est devenue plus floue. « Il s’agit de proposer une réponse intermédiaire à une menace intermédiaire », explique un expert à la Direction Générale de l’Armement (DGA). « Ces armes créent un espace entre le moment où la diplomatie échoue et celui où les forces militaires décident de recourir à la force conventionnelle létale », confirme Luc Mampaey, directeur adjoint du GRIP (groupe de recherche et d’information sur la paix et la sécurité). Elles permettent de doser la progression vers la violence. Mais dans les faits, elles servent souvent à affaiblir l’ennemi afin de rendre les armes conventionnelles plus efficaces ».

Les gardes-fou sont-ils suffisants ?

Autre inquiétude : ces dispositifs qui ont investi le monde civil sont-ils suffisamment contrôlés ? «Les garde-fous sont colossaux et l’utilisation de ces armes est bien plus encadrée par le Ministère de la Défense que celle des armes létales, souligne l’expert de la DGA. Au point que les policiers n’osent plus vraiment les utiliser ». Certes, les Tasers sont équipés d’une petite caméra qui permet de contrôler a posteriori l’ampleur de la menace et le nombre de coups portés. Mais pour l’instant, rien de ce type n’équipe les grenades assourdissantes. « De plus, il parait difficile d’éviter les dérives, ajoute Luc Mampaey. En situation de combat ou de tension, le protocole devient secondaire». Résultat, sous prétexte que le coup ne tuera pas, le seuil à partir duquel il devient acceptable de recourir à la violence s’abaisse. Même constat dans les prisons où ces armes banalisent la torture et facilitent le passage à l’acte. Le harcèlement musical ne laisse en effet pas de trace flagrante et paraît moins grave qu’une autre forme de sévice. En 2006, suite aux polémiques suscitées par les traitements infligés aux prisonniers, les autorités américaines ont épuré le Field Manuel 34-52 qui décrit les techniques d’interrogatoires autorisées. Mais la diffusion de musique est restée…

Des effets à long terme encore méconnus

Or les conséquences sur la santé d’un mitraillage sonore incessant restent méconnus. Tous comme celles de tout usage du son, en tant qu’arme. « La conception des dispositifs s’effectue avec des médecins afin que les effets demeurent réversibles, sur un individu sain », précise la DGA. Mais quid des personnes fragiles ou des enfants ? Les médecins s’émeuvent d’autant plus que des inventions de plus en plus sophistiquées émergent : une entreprise américaine vient par exemple de mettre au point un bouclier anti émeutes qui propage un son basse fréquence, capable d’entraîner des difficultés respiratoires. Hélas, comme souvent, la technologie progresse plus vite que le droit. En l’absence de réglementation claire, certains systèmes –non assimilés à des armes- risquent de se retrouver en vente libre sur internet. A l’image des répulsifs sonores, comme le Mosquito. Cet appareil, qui émet des sons stridents à des fréquences oscillant de 8 000 à 17 000 Hz a pour objectif de chasser des squatteurs indésirables devant les immeubles ou les supermarchés. Les plus visés ? Les moins de 25 ans, seuls à entendre les sons hautes fréquences. En France, aucune loi n’interdit l’appareil. Mais près de Saint-Brieuc, suite à la plainte de riverains souffrant de nausées et acouphènes contre un voisin qui avait installé un émetteur d’ultrasons, un tribunal a déclaré l’appareil illicite pour cause de trouble à l’ordre public. Une décision hautement symbolique. Certes la force du son en tant qu’arme ou répulsif réside dans son pouvoir d’agir sans laisser de trace visible. Mais face à la multiplication des applications, ses effets ne pourront pas rester longtemps… sous silence.

Comment le son peut-il faire mal ?

Même s’il ne s’entend pas, un son peut provoquer de vives douleurs. En effet, si les infrasons (dont la fréquence est inférieure à 20 Hz) se situent hors du domaine d’audibilité de l’oreille humaine, nous les ressentons. C’est le vestibule de l’oreille interne (1), organe responsable de notre sens de l’équilibre, qui traite les basses fréquences. Lorsque la pression des infrasons devient trop forte, ils stimulent de manière excessive l’organe vestibulaire et entraînent nausées, pertes d’équilibre ou maux de tête (2). « De plus, les infrasons peuvent entrer en résonance avec les fréquences naturelles du corps humain et créer des vibrations désagréables », ajoute Xavier Perrot, chercheur en neurologie-physiologie, neurosciences sensorielles, comportement et cognition au CNRS. Les fréquences, inférieures à 7Hz peuvent même devenir mortelles ! Quant aux ultrasons (dont la fréquence dépasse 20 000 Hz), s’ils sont diffusés à très forte intensité (120-140 décibels), l’énergie acoustique délivrée peut se transformer en chaleur au point de provoquer un réchauffement de la partie du corps exposée (3) et même une brûlure. Un son de très forte intensité, lui, engendre une surstimulation de la chaîne des osselets de l’oreille moyenne. On ressent alors une douleur mécanique, «comme celle ressentie quand on vous tord un doigt », souligne Xavier Perrot. Au delà de 140 dB, le rythme cardiaque accélère (4), à partir de 160db, les tympans se déchirent, à 200, les poumons se fissurent (5) et au delà de 210, les hémorragies internes peuvent entrainer la mort. Certes, notre oreille se protège grâce au réflexe stapédien. En cas de son de forte amplitude, les muscles des osselets se contractent, afin de diminuer l’intensité des vibrations transmises à l’oreille interne. Mais ils s’activent surtout pour les sons de basse et moyenne fréquences de plus d’une seconde. Les sons impulsionnels et aigus, tels ceux d’une détonation, sont donc particulièrement néfastes. De plus, ce réflexe étant fatigable, il se révèle inefficace pour les sons intenses de longue durée.

Notre référence

Le son comme arme, les usages policiers et militaires du son, Juliette Volcler, éditions La découverte, 2011. Une synthèse passionnante sur le sujet.

Publié par Héloïse Junier

Qui suis-je ? Une psychologue intrépide et multicasquette : intervenante en crèche, journaliste scientifique, formatrice, conférencière, doctorante, auteur et blogueuse. Ah oui, et maman aussi (ça compte double, non ?). Mes passions ? L'être humain (le petit mais aussi le grand), les rencontres, le fonctionnement de notre cerveau, l'avancée de la recherche mais aussi l'écriture, le partage et la transmission. Parallèlement à ma pratique de psychologue en crèches et à mon aventure de doctorante à l’université, j’anime des formations et des conférences pédagogiques à destination des professionnels de la petite enfance. Mon objectif ? Revisiter les pratiques à la lumière des neurosciences, tordre le cou aux idées reçues transmises de générations en générations, faire le pont entre la recherche scientifique et le terrain.

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