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Chez les plus jeunes, l’émotion prévaut sur les mots. Dès lors, comment leur parler ? À quel rythme évolue leur compréhension des événements ? Y a-t-il des sujets tabous ? Entretien avec Marie-Noëlle Clément, psychiatre, psychothérapeute et auteur de « Comment te dire ? Savoir parler aux tout-petits » (Éditions Philippe Duval, 2013).
Qu’est-ce qu’un jeune enfant comprend d’une situation complexe, tel que le divorce de ses parents, ou le décès son grand-père ?
Les enfants les plus jeunes, jusqu’à 2 ans, ne peuvent comprendre grand-chose sur le fond. Mais ils ont une forme d’intelligence perceptive qui leur permet de saisir avec une extraordinaire acuité toute forme de changement dans leur quotidien ou dans l’humeur de leurs proches. Si, par exemple, une personne décède dans la famille, ils ne peuvent pas saisir la teneur de cet événement. Mais ils ressentent que l’atmosphère familiale a changé, que leurs parents sont tristes, moins disponibles pour jouer ou communiquer. Et c’est la raison pour laquelle on ne peut pas faire comme si de rien n’était ! Le bébé structure son rapport au monde à travers les relations qu’il entretient avec les adultes qui s’occupent de lui : il relie progressivement les situations qu’il vit avec les mots posés par les adultes pour nommer les événements et les émotions qui les accompagnent. Si l’on décide d’attendre que la compréhension soit parfaitement au rendez-vous pour parler à l’enfant, alors on peut repousser indéfiniment l’échéance, car les situations de la vie sont souvent d’une telle complexité qu’on peut toujours se réfugier derrière cet argument pour ne rien en dire. Et puis, parler aux enfants de tout ce qui les concerne, dès le plus jeune âge, est aussi une manière pour l’adulte de s’habituer à trouver les mots et à les prononcer. L’échange entre le tout-petit et son entourage s’inscrit ainsi dans un continuum dans lequel l’enfant se repère de mieux en mieux au fil des mois. Lorsqu’un événement familial, notamment douloureux, est passé sous silence sous prétexte qu’un tout-petit ne parle pas, il est fréquent qu’il ne soit pas réabordé par la suite. À l’inverse, s’il est nommé, il continuera à faire partie des échanges familiaux.
Comment évolue la compréhension du tout-petit au fil de son développement ?
Le tout-petit appréhende d’abord le monde au travers de ses sensations, de ses éprouvés corporels, de ses perceptions sensorielles. Les mots des adultes viennent peu à peu nommer et structurer ce vécu sensoriel, lui donner du sens. Puis, à partir de 2 ans, l’enfant passe progressivement d’une compréhension perceptive du monde et des événements à une compréhension narrative : le langage se développe, et il comprend d’ailleurs les mots avant de pouvoir les prononcer et les utiliser lui-même. Enfin, entre 3 ans et 6 ans, les repères spatio-temporels se mettent en place. Il saisit alors le sens des adverbes de temps et d’espace : « avant », « maintenant », « après », « ici », « ailleurs », etc.
Les mots ont-ils pour l’enfant une valeur moindre que les émotions, que l’infra-verbal ?
En effet. L’enfant parle avant tout le langage du corps et des émotions, et c’est d’autant plus vrai qu’il est plus jeune. C’est pourquoi, face à un enfant, il est particulièrement important de mettre son discours en accord avec ses émotions. C’est le fameux « parler vrai » que préconisait Françoise Dolto. Cela signifie qu’il n’est pas judicieux de dire que l’on est content si l’on est triste, même avec la louable intention de protéger l’enfant… car alors il ne sait plus à quel saint se vouer !
Généralement, l’enfant ressent parfaitement lorsque sa mère est sombre, énervée, peu disponible. Or, elle lui assure que tout va bien : n’est-ce pas troublant ? Doit-il se fier à sa propre perception ? Doit-il se fier à la parole de l’adulte ? Plus l’enfant est jeune, moins il est assuré dans la construction de ses propres repères, et plus il privilégie la seconde option… au risque de perdre toute confiance en sa capacité à comprendre le monde qui l’entoure, puis, plus tard en la parole des adultes.
Existe-t-il justement des études soulignant la prévalence, chez le bébé, de la communication non verbale et des émotions sur le langage verbal ?
Il existe des études sur le « mamanais », cette forme de communication universelle que toute personne en position de prendre soin d’un bébé utilise spontanément. La voix devient chantante, le vocabulaire est simplifié, avec une hyperarticulation, une accentuation des voyelles, des formes interrogatives ou exclamatives, et une intense participation affective et mimogestuelle. C’est donc une forme de communication multimodale, dans laquelle le sens du discours occupe une place tout à fait secondaire. Les travaux de Colwyn Trevarthen, professeur de psychologie de l’enfant et de psychobiologie à l’université d’Édimbourg, montrent que les réactions du bébé, notamment mesurées par l’intensité de ses vocalises et de ses mouvements corporels, sont proportionnelles à la qualité et à l’intensité du mamanais utilisé par l’adulte. Si la voix de la mère est monotone, sans prosodie, et s’il n’y a pas de participation mimogestuelle, les « réponses » du bébé sont faibles ou inexistantes. Si, au contraire, la voix produit des pics prosodiques importants, et que l’adulte participe avec ses mimiques et son corps, alors le bébé entre dans le dialogue, par des vocalises et des mouvements corporels. Et même, au moment où la stimulation de l’adulte retombe, le bébé continue dans un premier temps à appeler la poursuite de ce dialogue en vocalisant, en accrochant son regard à celui de l’adulte, le corps toujours animé de mouvements.
Quelle parole préconisez-vous pour l’enfant, sur le plan de la forme et du fond ?
La forme doit évidemment être adaptée, car elle détermine la possibilité pour l’enfant d’accéder progressivement au sens du discours. L’information doit être donnée à l’aide de mots simples, de phrases courtes, affirmatives, et au présent, car il n’y a pas de notion de temporalité avant l’âge de 3 ans. Puis, il est souhaitable que l’adulte se place physiquement au niveau de l’enfant, car c’est moins impressionnant. Enfin, joindre le geste à la parole permet au tout-petit de mieux comprendre, de même qu’exagérer les mimiques lorsqu’il s’agit de nommer les émotions. Précisons qu’il vaut mieux que l’adulte ait pu se familiariser préalablement avec la situation dont il parle, de façon à ne pas être débordé par un trop-plein émotionnel qui pourrait angoisser l’enfant. Et n’oublions pas de rassurer l’enfant sur le fait qu’il n’est pas responsable de la situation difficile en question. Les tout-petits étant au centre des préoccupations de leurs proches, ils sont enclins à se penser à l’origine de toutes les émotions qui habitent leurs parents, leurs joies comme leurs peines.
Noyer un enfant sous un flot de paroles ne peut-il pas constituer un risque ?
Tout d’abord, il ne s’agit pas de « noyer » l’enfant de paroles, mais de se demander en quoi un événement le concerne, et quelle information lui est utile pour comprendre les changements qui affectent sa vie ou l’humeur de ses proches. Dès lors, il convient de lui parler avec un discours adapté, en évitant un excès de détails. Trop de paroles, trop de précisions incompréhensibles, c’est en effet plus angoissant que rassurant pour un tout-petit. Nos enfants ne sont pas nos confidents. Nous ne leur parlons pas pour nous soulager ou nous déculpabiliser, mais pour les aider à se structurer et à se construire au monde. Il faut donc savoir raison garder : le silence est délétère, la profusion d’informations l’est aussi.
À quoi voit-on qu’un jeune enfant qui ne parle pas encore vit mal une situation ? Quels sont les marqueurs de sa souffrance psychologique ?
Un tout-petit exprime sa souffrance par un changement de comportement : il est moins joueur, plus replié sur lui-même, moins appétant sur le plan relationnel. Il peut se montrer très agité, comme pour attirer sur lui une attention qu’il ne perçoit plus comme suffisante. Des troubles du sommeil, de l’appétit, des difficultés de séparation peuvent aussi se manifester.
Depuis quand les spécialistes préconisent-ils aux parents de parler à leurs jeunes enfants ?
Parler aux enfants, et particulièrement aux tout-petits, est une préoccupation relativement récente. En premier lieu parce que, pendant des siècles, la forte mortalité infantile contrariait leur investissement : il fallait d’abord s’assurer qu’ils vivent ! Au XXe siècle, les progrès de la médecine aidant, cette inquiétude est peu à peu devenue moins prégnante. Pourtant, la notion de « sujets » avant l’âge de 3 ans a continué de faire débat, jusqu’à ce que le travail des psychanalystes de l’enfant ne permette plus de remettre ce principe en question. Françoise Dolto reste la psychanalyste qui a radicalement changé le regard sociétal porté sur l’enfant dans notre pays. L’idée du bébé considéré comme une personne s’est véritablement imposée dans les décennies 1970-1980, même si les habitudes de communication parents-enfants ont été plus longues à évoluer. Aujourd’hui, les parents qui se présentent en consultation ont en effet l’idée qu’il est important de parler aux plus jeunes, et même aux bébés, mais d’abord ils souhaitent en être bien sûrs et demandent pourquoi. Ensuite, ils ne savent pas forcément comment s’y prendre pour communiquer avec un enfant chez qui le langage est peu ou non développé.
Compte tenu de l’évolution des mœurs, consacrer un livre à la manière de parler aux tout-petits aurait-il été envisageable il y a une cinquantaine d’années ?
Il y a cinquante ans, l’organisation sociale et familiale reposait encore sur un modèle très patriarcal. Les enfants avaient peu droit à la parole dans les familles, et on ne les considérait pas en droit de savoir quoi que ce soit de la vie familiale, voire de la vie en général.
De plus, beaucoup de sujets étaient « tabous » (voir encadré ci-contre), notamment tous ceux portant sur les questions de filiation. Le principe même de parler aux enfants restait à conquérir, et Françoise Dolto a énormément apporté de ce point de vue. Donc, un ouvrage de ce genre aurait paru totalement incongru. Probablement même n’aurait-il pas pu être imaginé car le principe de base n’en était pas acquis.
Dans votre propre ouvrage, Comment te dire ? Savoir parler aux tout-petits, vous conseillez les parents dans leur manière de s’adresser à leur enfant, dans une pluralité de situations (Comment te dire que ton grand-père a un cancer, que ta maman est en prison…). Finalement, cela ne revient-il pas à orchestrer une attitude qui se voudrait naturelle et intuitive pour les parents, mais qui, dans les faits, ne l’est pas forcément ?
C’est une très bonne question car c’est précisément ce que je voulais éviter en écrivant ce livre ! Il s’agit de donner à connaître des éléments essentiels sur le « pourquoi » et le « comment » communiquer avec les plus jeunes, mais en aucun cas de prescrire un discours dans son contenu. C’est ensuite à chacun de trouver sa propre « voix » ! Cependant, au-delà des principes utiles pour bien communiquer avec les tout-petits, je ne voulais pas éluder la question de la formulation. Pour chaque thématique abordée, je me suis donc pliée à l’exercice, en précisant bien que ce ne sont que mes mots, et qu’ils ne constituent pas un « prêt-à-dire » qui serait valable pour tous. Ils ont pour seule vertu de montrer qu’il est en effet possible de parler aux tout-petits de tout ce qui les concerne, y compris des sujets qui semblent les plus délicats.
D’ailleurs, pourquoi certains adultes éprouvent-ils tant de difficultés à parler à leur jeune enfant ?
La communication avec un tout-petit passe par divers canaux : les mots, le corps, et les mimiques qui traduisent les émotions. Notre désir de communiquer avec les enfants dépend beaucoup des habitudes d’échange que nous avons rencontrées dans notre propre famille durant notre enfance ou notre adolescence, de l’expérience que nous en avons. Mais notre capacité à le faire dépend aussi de la manière dont nous investissons chacun de ces canaux de communication. Considérons tout d’abord la parole. Certaines personnes parlent pour donner une information. D’autres parlent même lorsqu’elles n’ont rien à dire : c’est ce que l’on appelle la fonction « phatique » du langage, celle qui sert avant tout à aller à la rencontre de l’autre, à s’assurer que l’on est bien ensemble.
Communiquer avec un jeune enfant suppose de pouvoir investir cette fonction du langage. Si on parle de tout et de rien, tous les jours, tout le temps, alors il devient plus simple de prendre la parole lorsqu’on a en effet quelque chose de notable à dire. En ce qui concerne la mimogestualité, particulièrement importante avec les bébés, certains adultes sont parfois inhibés dans ce domaine : ceux-là se sentiront alors plus à l’aise pour échanger avec un enfant plus âgé, qui s’exprime déjà verbalement. Communiquer avec les plus jeunes suppose de pouvoir retrouver en soi le tout petit enfant que nous avons été… Ce n’est pas évident pour tout le monde !
Mais il est des sujets qui demeurent difficiles à aborder pour la plupart d’entre nous : ce sont principalement les questions ayant trait à l’essence même de l’existence, à savoir l’origine et la mort. Il faut d’abord être en mesure de penser et se formuler les choses pour soi-même avant de pouvoir les transmettre. •