Les migrants chez le psy : un choc des cultures ?

Source photo : http://www.seinemaritime.frRetrouvez cet article publié sur le site du Cercle Psy.

Recevoir un patient migrant en consultation, c’est entrer en contact avec une culture étrangère. Quels risques y a-t-il à interpréter 
les maux des migrants avec nos seuls codes occidentaux ?

En consultation, un petit garçon d’une famille africaine évite activement le regard du psychothérapeute.
 Immédiatement, ce dernier y voit un signe suspect d’inhi­bition, de gêne relationnelle, de retrait. Et s’il ne s’agissait que d’un signe de respect de l’enfant envers l’adulte, conformément à la culture de ses parents ?

« Les enfants de migrants présentent un risque cinq fois plus élevé que les autres de souffrir d’un mutisme extra-familial, à savoir qu’ils ne parlent pas lorsqu’ils franchissent le seuil de leur maison. À l’inverse, d’autres psychopathologies, telle que l’anorexie mentale, apparaissent moins fréquemment chez les enfants migrants, bien qu’on en observe plus qu’avant. Je pense que les enfants finissent par adopter les manières de manifester les souffrances de ceux qui les entourent. Ce sont des manières collectives de dire des choses individuelles », analyse Marie Rose Moro, psychiatre pour enfants et adolescents (1). Quelle attitude le thérapeute peut-il adopter face au patient migrant, compte tenu de ce risque de malentendu culturel ?

« Je tente tout d’abord de comprendre sa situation, par la manière dont il l’explique lui-même. Je m’appuie sur son savoir profane, et l’accompagne avec ce que je sais. Pour ce faire, nous devons rester à notre place et tenir compte de nos ignorances. Il vaut mieux être deux sur une même route qu’être seul, ce qui est plus sûr pour lui, et un peu moins pour moi », confie Can Liem Luong, docteur en psychologie et psychiatre au centre Minkowska pour la santé des réfugiés et des migrants (2).

Les consultations transculturelles, hyperspécialisées, accueillent géné­ralement des patients migrants à la demande de professionnels qui ne sont pas en mesure de les prendre en charge et/ou de les évaluer. Deux types de dispositifs peuvent être mis en place : la consultation classique avec interprète, et le groupe pluridisciplinaire.

  • Le rôle de l’interprète


Dans le premier cas de figure, le psychothérapeute n’est accompagné que d’un interprète formé pour traduire les dires du patient, dans un contexte thérapeutique, phrase par phrase, mot à mot, au plus près de son discours. « La difficulté pour l’interprète est de savoir quoi faire des intradui­sibles qui s’observent dans toutes les langues, et comment traduire le mot à mot sans que le résultat paraisse trop chaotique pour le thérapeute. Les métaphores sont quant à elles précieuses car elles sont issues de la langue du patient et s’avèrent dans bien des cas de véritables nœuds de compréhension de sa culture », précise la psychiatre et anthropologue Claire Mestre.

Mais quel est le plan B dans le cas où aucun interprète ne parle la langue du migrant, particulièrement rare ? « Dans ce cas, nous trouvons une langue qui soit commune à l’inter­prète et au patient. Par exemple, si aucun interprète ne parle le géorgien, les échanges se feront en russe. C’est arrivé une fois qu’un jeune migrant parle une langue particulièrement rare qu’aucun interprète ne maîtrisait. Un traducteur a alors traversé la France pour nous venir en aide », se souvient Claire Mestre.

Contrairement aux idées reçues, le rôle que joue l’interprète est loin de se limiter à la traduction. «  Au fil des consultations, nous nous sommes rendu compte que les traducteurs faisaient beaucoup de bien aux migrants, mais surtout à leurs enfants. Ces derniers s’y identifient, et ils sont souvent admiratifs de cette capacité à passer d’une langue à l’autre, d’une culture à l’autre, d’un monde à l’autre. Il faut dire que la langue maternelle de ces jeunes est peu valorisée en France. Parfois, ce sont donc les traducteurs eux-mêmes qui les guérissent ! À tel point que nous avons consacré une étude à la fonction spécifique du traducteur sur les enfants », indique ainsi Marie Rose Moro.

Par ailleurs, en fonction de la pro­blématique du patient, peut aussi être organisée une consultation pluridisciplinaire. Le thérapeute principal est alors accompagné de professionnels aux formations distinctes mais complémentaires.

« Le schéma le plus classique est celui dans lequel le psychothérapeute principal est accompagné d’un autre psychologue et/ou d’un anthropologue et d’un interprète. Tous sont formés pour parvenir à œuvrer ensemble, à s’entendre et à se comprendre. Au début de la consultation, chacun des co-thérapeutes se présente, après quoi les règles de confidentialité partagée sont expliquées au patient », explique Claire Mestre. Dans un contexte thérapeutique si collégial, comment assurer alors concrètement une certaine cohérence entre les paroles, les idées des uns et des autres ? « La prise de parole est très codée : tout passe par le thérapeute principal et tout face à face entre le patient et les autres co-thérapeutes est évité, c’est-à-dire que si un co-thérapeute souhaite s’ex­primer, il va s’adresser au thérapeute principal, de telle sorte qu’il y ait toujours une médiation de la parole. C’est d’ailleurs le thérapeute principal qui engage et clôture la consultation », poursuit Claire Mestre.

Qu’en est-il des consultations pour les enfants des migrants ? « Dans ce cas, toute la famille est conviée, indique Marie Rose Moro. L’enfant s’assoit, au milieu du groupe, à une table sur laquelle il peut jouer, des­siner. Des possibilités sont offertes en fonction de son âge. On essaye alors de comprendre sa souffrance au tra­vers des dires de sa famille, tout en interprétant son comportement durant la consultation. Soit nous recevons l’enfant avec sa famille, soit en co-thérapie avec un co-thérapeute, soit en petit groupe avec trois co-thérapeutes, soit en grand groupe avec une dizaine de co-thérapeutes polyglottes. » De manière générale, jeunes patients ou non, une consultation de groupe dure approximativement une heure et demie. S’ensuit une réunion de synthèse au cours de laquelle les professionnels peuvent échanger et confronter leurs points de vue. Cette pratique, qui fut mise au point par Tobie Nathan (3) pour la première génération, et par Marie Rose Moro pour la seconde, n’est organisée que pour des patients ou des familles dont la symptomatologie est complexe. Quel que soit le dispositif préconisé, le patient doit être prévenu, consentant, et accompagné lors de la consultation, si possible d’un professionnel qu’il connaît, et très souvent de sa famille. « Il est important de bien le préparer en amont pour qu’il ne soit pas surpris ou mal à l’aise par la nature de ce dispositif », souligne Claire Mestre.

  • D’introuvables psychoses


Plus que jamais, la question des migrations est actuelle, agitant l’opinion publique et suscitant des débats houleux. Malheureusement, le champ de l’éducation, du soin et des sciences humaines n’y est pas imperméable. « Je trouve qu’il y a une vraie contamination du discours politique ambiant sur la qualité d’accueil des migrants par les professionnels. Nous, thérapeutes, sommes inhospi­taliers et peu bienveillants, ce qui pose de sérieuses questions d’éthique », regrette Marie Rose Moro. Qu’ils en soient conscients ou non, les prati­ciens occidentaux imposent très souvent leur manière de penser les maux et de classifier les maladies mentales, dans une démarche impli­cite d’acculturation. « Nous avons derrière nous une longue tradition d’une médecine toute-puissante, d’un pouvoir médical qui tente de s’arroger les manifestations humaines pour en faire son objet. Donc, forcément, les migrants n’échappent pas à la règle », estime Claire Mestre.

Dans les fantasmes individuels, la médecine occidentale détient la vérité. Une croyance qui s’observe avant tout au sein des institutions elles-mêmes, dans l’intimité des salles de consultations : « Tout thérapeute peut faire cette confusion entre la généralité et l’universel, bien souvent pour se rassurer lui-même. Car il craint, je pense, toute situation vide de sens », remarque Can Liem Luong.

Un point confirmé par Claire Mestre : « Quitter sa grille habituelle d’ana­lyse peut être compliqué pour le pra­ticien, car cela remet tellement de choses en cause… » Se cramponner aux sentiers battus de la psychiatrie, coûte que coûte, se révèle donc monnaie courante pour les praticiens des pays industrialisés… au risque de poser un mauvais diagnostic. « Il se peut que le thérapeute induise sa propre conception des choses, et qu’il n’entende pas son patient. Ce dernier risque alors de se sentir coupable de ne pas comprendre, et d’obéir intuitivement aux injonctions du praticien tout-puissant », analyse Can Liem Luong.

« C’est un peu comme s’efforcer de faire entrer le patient dans une case, complète Claire Mestre. La dimension migratoire est peu connue des praticiens. L’erreur la plus classique est de considérer une psychose là où il n’y en a pas. Et malheureusement, cela arrive régulièrement ! » •

Marie-Rose Moro : “Ce n’est pas le médecin qui détient la vérité

 « Lorsque 
nous recevons en consultation 
un adolescent déprimé, pour qui la notion 
de dépression n’existe pas 
dans la culture 
des parents, nous allons utiliser, 
de manière complémentaire, nos références 
et celles de ses parents, explique la psychiatre pour enfants et adolescents Marie Rose Moro. 
Il sera pris en charge comme n’importe 
quel adolescent, à savoir par une psychothérapie, voire des antidépresseurs si besoin. Sa culture nous sera particulièrement précieuse lorsqu’il s’agit de faire en sorte que le traitement ait 
un sens pour tout le monde : pour lui, pour 
ses parents et pour les psys. Nous veillons à poser les différents sens possibles de sa “dépression” 
et à négocier avec l’ensemble de ces sens, qui sont tous vrais. Car ce n’est pas le médecin qui détient la vérité. Par exemple, une adolescente qui 
avait fait une tentative de suicide, était venue 
me consulter avec ses parents maliens. 
Ni elle, ni ses parents ne comprenaient pourquoi elle souhaitait mourir. Ses parents cherchaient 
à donner un sens à cet acte, l’expliquant par 
la sorcellerie, la jalousie, autant de pistes d’interprétation en accord avec leur culture. “Peut-être est-on jaloux de nous et de 
notre réussite en migration. C’est alors elle, 
notre fille aînée, qui est touchée“, se disaient-ils. Au fil des consultations, nous découvrons que 
cette jeune fille se pose des questions identitaires multiples : “Suis-je d’ici ou d’ailleurs, est-ce que 
je ressemble plus à ceux d’ici ou à ceux du pays 
de mes parents ?” Nous accompagnons 
cette adolescente dans la reconstruction de 
son identité, et l’encourageons à s’appuyer aussi bien sur la culture de ses parents que sur 
la culture française, à trouver son propre récit, 
sa propre manière de voir les choses à partir 
des manières de faire d’ici, son monde actuel d’appartenances. Les enfants de migrants ont 
en effet la spécificité d’être dans un travail de métissage, de passage du dedans de la maison 
au dehors, d’une langue à l’autre, d’une culture 
à l’autre, d’une représentation à une autre. 
Car contrairement à leurs parents, ils sont nés 
en France. Ils doivent trouver leur manière de faire ce métissage entre leurs différents mondes... »

Claire Mestre : “La psychiatrie transculturelle a besoin d’aide !

 « La psychiatrie transculturelle, peu présente en France, est encore marginale. Elle a grand besoin d’être valorisée, et défendue par 
les hôpitaux et les Agences régionales de santé, 
ce qui est loin d’être le cas », témoigne 
la psychiatre et anthropologue Claire Mestre, fondatrice de l’association de clinique transculturelle Mana, et co­-rédactrice en chef de la revue L’autre. Cliniques, cultures et sociétés. Et de poursuivre : « Il ressort toujours 
cet argument simpliste du budget : on reproche aux consultations transculturelles de coûter cher à l’État, ce qui n’est qu’un préjugé. 
En effet, dans bon nombre de cas, ces consultations spécialisées permettent d’éviter l’errance diagnostique et thérapeutique de patients mal compris. Car un mauvais diagnostic entraîne des hospitalisations 
qui n’aboutissent pas. Ainsi, ce qui coûte d’un côté deviendra 
une économie, de l’autre. L’idéal serait qu’il y ait au minimum 
une consultation transculturelle dans chaque région. Or, nous sommes 
peu à adopter cette approche, tandis que les dispositifs sont difficiles à mettre en place. Aujourd’hui, notre équipe a vingt ans d’existence, 
et pourtant, nous avons toujours autant l’impression de débuter, car 
nous sortons des cadres habituels et devons sans cesse nous adapter 
aux migrations. Il est donc urgent que les décideurs comprennent 
l’intérêt de cette approche pluridisciplinaire ! »

(1) Marie Rose Moro est également psychanalyste, professeure de psychiatrie à l’université Paris Descartes, 
chercheuse à l’université Paris Descartes et à l’Inserm, et chef de service 
de la Maison des Adolescents de l’hôpital Cochin AP-HP (Maison de Solenn).
(2) Can Liem Luong est également chargé d’enseignement à la faculté Paris 13, 
et président de l’Association Scientifique Franco-Vietnamienne de psychiatrie 
et de psychologie médicale.
(3) Voir l’entretien avec Tobie Nathan, 
« Aux sources de l’ethnopsychiatrie », 
Le Cercle Psy n° 8, mars-avril-mai 2013.

À lire…

Thierry Baudet, 
Marie Rose Moro, 
Psychopathologie 
transculturelle, 
Elsevier Masson, 
2e éd., 2013.

Publié par Héloïse Junier

Qui suis-je ? Une psychologue intrépide et multicasquette : intervenante en crèche, journaliste scientifique, formatrice, conférencière, doctorante, auteur et blogueuse. Ah oui, et maman aussi (ça compte double, non ?). Mes passions ? L'être humain (le petit mais aussi le grand), les rencontres, le fonctionnement de notre cerveau, l'avancée de la recherche mais aussi l'écriture, le partage et la transmission. Parallèlement à ma pratique de psychologue en crèches et à mon aventure de doctorante à l’université, j’anime des formations et des conférences pédagogiques à destination des professionnels de la petite enfance. Mon objectif ? Revisiter les pratiques à la lumière des neurosciences, tordre le cou aux idées reçues transmises de générations en générations, faire le pont entre la recherche scientifique et le terrain.

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