Moins de trois ans et déjà proies des marketeurs

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Retrouvez cette enquête publiée sur le site du Cercle Psy, et évoquée dans la revue de presse de Natacha Polony du 22 octobre 2013, sur Europe 1.

Les marketeurs redoublent de créativité pour séduire les très jeunes consommateurs : l’objectif est que certaines mascottes, marques et licences occupent une place non négligeable dans la vie de leurs clients en herbe. Pourquoi les marketeurs s’intéressent-ils tant à nos poupons ? Quelles stratégies déploient-ils ? Et l’éthique dans tout ça ?   

« Les premiers mots qu’un enfant doit connaître c’est papa, maman et Citroën » annonce, en 1932, la publicité d’André Citroën. Pour la première fois, les enfants sont directement ciblés par un message publicitaire. Si, à l’époque, ce spot était une révolution, il nous laisserait aujourd’hui de marbre. Et pour cause, nos enfants sont devenus, dès le berceau, les proies évidentes d’un marketing redoutable. « Le marketing auquel nous avons été habitués dans notre enfance n’a rien à voir avec celui auquel les enfants d’aujourd’hui sont exposés. C’est comme si on comparait un fusil à plombs et un missile. Ce marketing-là fait appel à des psychologues pour enfants et à des technologies très évoluées » analyse Susan Linn, professeur en psychologie à l’Ecole de médecine de l’Université Harvard et co-fondatrice de la coalition Campaign for a Commercial-Free Chilhood, dans son article « L’enfant cible », publié en ligne dans le magazine Forces. L’investissement financier dans le marketing enfant est d’ailleurs grandissant : en 1983, les entreprises américaines y consacraient un million de dollars. Elles en dépensent aujourd’hui plus de 15 milliards, rien qu’aux États-Unis, soit près de 15 000 fois plus !

Le pouvoir d’embêter ses parents

Si les marketeurs font autant les yeux doux à ces consommateurs en herbe, c’est que ces derniers ont un pouvoir d’achat officieux non négligeable. « Les enfants sont envisagés comme des cibles marketing à la fois en tant que prescripteurs, acheteurs et futurs consommateurs » précise Eve Hanson, anthropologue et experte au Centre de Recherche et d’Information des Organisations de Consommateurs (CRIOC). De nos jours, les très jeunes enfants jouissent d’une certaine autonomie au sein de leur famille. Ils ne sont plus des mini-adultes en devenir, mais des individus à part entière. Les parents sont désormais à l’écoute de leurs goûts et de leurs intérêts. Une marge de manœuvre sur laquelle surfent les marketeurs : « Le ‘’pouvoir d’embêter’’ réfère la capacité d’un enfant à harceler ses parents jusqu’à ce que ces derniers achètent un produit qu’ils n’auraient pas acheté autrement » déclare Habilo Médias, Centre Canadien d’Education aux Médias et de Littérature Numérique, sur leur site internet. Dans cette dynamique, la société Western Media International a mené en 1998 une étude sur la manière dont les enfants harcelaient leurs parents pour qu’ils leur achètent un produit. Or, l’étude ne visait pas à aider les parents à se défaire du harcèlement de leur enfant, mais plutôt à aider les grandes marques à développer l’efficacité du « facteur harcèlement » ! Les parents d’un côté, les entreprises de l’autre ? Pas tant que ça. « La génération actuelle de jeunes parents, familière du marketing et de la société de consommation, semble plus encline à céder aux souhaits de consommation de leurs enfants que la génération de leurs propres parents » complète Florence Gourdin, puéricultrice, ancienne directrice de crèche et fondatrice de l’organisme « Naître et Premiers Pas » (1). Selon une étude américaine de l’organisme Yankelovich Youth (2) datant de 2003, 70 % des mamans estimeraient qu’identifier les marques préférées de leurs enfants faciliterait leurs courses.

Autre argument de taille : les poupons d’aujourd’hui seront les consommateurs de demain. En effet, le lien émotionnel qui se tisse entre un enfant et une marque au cours des premières années de vie se perpétue au point que l’enfant devenu adulte y adhère naturellement, soit pour lui-même, soit pour la faire découvrir à son propre enfant. « C’est toute la force du marketing de la nostalgie qui explique que les marques de l’univers enfantin sont souvent cinquantenaires ou centenaires » indiquent Coralie Damay, docteur en Sciences de gestion d’HEC Paris et Professeur assistant à Rouen Business School, et Sylvie Gassmann, directrice Quali d’Ipsos et fondatrice de KidsPartners, dans leur ouvrage « Quand l’enfant prend ses marques… Il bouscule les conventions » (Editions EMS, 2011). De quoi faire virevolter des euros dans les yeux des directeurs marketing à la vue des loustics arpentant à quatre pattes les rayons des grandes surfaces. Mais, aussi intéressés soient-ils par nos poupons, comment les marketeurs les séduisent-ils ?

T’choupi et Winnie : les bras droits des marketeurs

T'choupiPour les enfants non lecteurs, le recours à des petits personnages immédiatement identifiables et attractifs est fréquent. Parmi eux, citons les fameuses licences ou personnages dérivés des films de l’univers des plus grands : Cars, Spider-Man, Dora, et bien sûr la célèbre Hello Kitty qui remporte les suffrages des petites filles des quatre coins du monde et qui, à elle seule, rapporte près d’un demi-milliard chaque année à Sanrio. Non seulement la licence apporte une valeur ajoutée émotionnelle au produit, mais elle provoque des achats d’impulsion. « Cette fidélisation pour tel ou tel personnage s’observe dès la crèche. J’ai rencontré quelques enfants qui avaient un doudou, le fidèle compagnon dont ils se séparent peu, à l’effigie de Winnie l’Ourson, Ratatouille ou encore Némo. Par ailleurs, les assiettes destinées aux jeunes enfants, en crèche comme à la maison, sont souvent parées de personnages connus tels que T’choupi ou Oui-Oui ! » témoigne Florence Gourdin. Traduction ? Chaque jour, à chaque repas, de nombreux jeunes enfants mangeraient en tête-à-tête avec des petits personnages aux airs naïfs et angéliques, derrière lesquels se cachent des marketeurs redoutables. Un paradoxe saisissant. D’autant que la valeur affective que revêt le moment du repas pour un jeune enfant renforce largement, à la limite du conditionnement, le lien émotionnel avec l’image de ce personnage. Fortes de leur succès, ces licences ne cessent de se multiplier, au point de parer toute une frange de produits familiers de l’univers enfantin : dentifrice, couettes, bonbons, culottes, parapluie… Impossible de leur échapper ! « Pendant l’été 2009, lorsque j’ai effectué le relevé de toutes les licences présentes en magasin au moment de la rentrée des classes (…) j’ai identifié pas moins de 196 licences en hypermarché ! » se souvient Coralie Damay.

A défaut d’acheter une licence, créez une mascotte attachMielpopsante !

Mais voilà, ces fameuses licences, Saint Graal des grandes entreprises, ont un coût. Ainsi, « si vous n’avez pas les moyens financiers de posséder une licence, il vous faut créer un personnage de marque, une mascotte » suggèrent Coralie Damay et Sylvie Gassmann dans leur ouvrage destiné aux services marketing. Exemples ? L’Ourson de Lu, le lapin de Nesquik, la grenouille des céréales Smacks… Souvent des animaux anthropomorphisés, ou non. « Les mascottes sont incontournables. Codes de marques, elles traduisent une vision du monde par de très jeunes enfants avec une sorte de frontière un peu floue entre le réel et l’imaginaire » analysent Coralie Damay et Sylvie Gassmann. L’objectif ? Que ces jeunes enfants s’identifient à cette mascotte, véritable ambassadrice de la marque, qui véhicule les valeurs, les effets et les bénéfices de ses produits. Et, comme vous pouvez l’imaginer, le personnage joue un rôle clé dans la relation qui se tisse entre l’enfant et la marque. Ce que relève Nicolas Montigneaux, ingénieur en Master of Business Administration, créateur et directeur de Kidekom, une agence spécialisée dans la création et l’utilisation de personnages imaginaires, dans son ouvrage Les marques parlent aux enfants grâce aux personnages imaginaires (Eyrolles, 2002) : « la relation entre l’enfant et la marque n’est pas une communication à sens unique. Elle suppose un échange, une interactivité. La relation doit être perçue par l’enfant comme vivante. La marque va mobiliser l’enfant, solliciter sa curiosité et stimuler son imagination ». Autre objectif des entreprises ? Glisser leurs produits dans les rituels des très jeunes enfants, formes de routines propres à leur développement émotionnel qui viennent répondre à leur besoin de réassurance. C’est le défi qu’a relevé Nesquik en créant Mon Premier Nesquik, la boisson chocolatée destinée aux enfants de trois ans. « Nesquik cherche à s’installer dans le rituel du petit déjeuner et ainsi favoriser la probabilité d’être prescrite quand l’enfant grandira » précisent Coralie Damay et Sylvie Gassmann.

Bien connaître sa «cible»

L’univers du marketing est régi par une règle d’or : celle de connaître sa « cible » (un vocabulaire qui, soit dit en passant, évoque une organisation quasi militaire). Armés de psychologues pour enfants, les entreprises développent une expertise pointue sur les besoins sociaux, intellectuels et émotionnels de ces très jeunes consommateurs. Pour ce faire, sont déployées des études explorant leur comportement, leur imagination, leurs créations, voire leurs rêves. Les 0-3 ans sont le segment « Bébé roi » pour les uns, « doudou » pour les autres. Leur objectif numéro un ? Que les jeunes enfants reconnaissent leur marque, puis qu’ils y soient fidèles. Selon le Center for a New American Dream, dès six mois, un bébé peut déjà former des images mentales des logos et des mascottes qu’il voit. Dès deux ans, il peut être fidèle à une marque. Dès trois ou quatre ans, soit l’âge de l’entrée à l’école maternelle, il est en capacité de reconnaître des centaines de logos. De quoi rassurer les marketeurs soucieux de fidéliser leurs clients dès le berceau !

Publicités 2 en 1 : cibler l’enfant et ses parents, en même temps !

Or, pour séduire un très jeune enfant, il faut avant tout convaincre ses parents. Car jusqu’à l’âge de sept ans, ces derniers demeurent tout de même très présents dans leurs choix de consommation. Ainsi, l’enjeu de ces entreprises va être de diffuser un message qui s’adresse autant aux enfants qu’aux parents, et qui s’ancre autant dans l’émotionnel que dans le rationnel. Une technique qualifiée de « stratégie d’influence partagée ». C’est le cas du Petit Écolier de Lu vendu en sachets de deux : tandis que le personnage vise à séduire l’enfant, l’aspect nutritionnel ou le nomadisme du produit tend à convaincre le parent. Bingo ! Mais ce n’est pas tout. Une autre stratégie bien rodée est de mettre en scène, dans une campagne de communication, un enfant plutôt que l’acheteur potentiel, à savoir un adulte. C’est le cas de la publicité pour la Peugeot 806 qui présente un enfant ravi de voyager dans ce confortable monospace, ou encore celle de Renault Kangoo dans laquelle un enfant qualifie de « Kangoo » un simple dessin de voiture que lui montre son papa. Les adultes sont touchés, les enfants s’identifient. L’objectif est atteint. Et l’éthique dans tout ça ?

Parents – marketeurs : une responsabilité partagée ?

Ce marketing fait l’objet de vives controverses. Et les marketeurs se font tout petits : « Ne dites pas à ma mère que je travaille dans le marketing enfant, elle me croit pianiste dans un bordel ! » ironise l’un d’eux, qui ne souhaite pas être cité. « Il faut aborder le marketing des enfants comme un problème de société. Il ne s’agit pas d’un problème familial, mais d’une problématique qui touche le droit des enfants à grandir et la liberté des parents de les élever sans que leurs efforts soient sapés par des intérêts commerciaux et la quête Source photo : http://www.if.orgde profit » dénonce Susan Linn. « Nous devons poser des questions sur un plan sociopolitique, puisqu’on touche directement à l’exploitation des enfants » complète-t-elle. En 1999, le recours à des psychologues par des marketeurs, pour mieux cibler et manipuler les enfants, interpelle le public lorsqu’un groupe américain de professionnels de la santé mentale saisit, par l’envoi d’une lettre ouverte, l’American Psychological Association (APA). Leur revendication ? Que cette pratique soit déclarée contraire à l’éthique. « Il tombe sous le sens qu’il n’y a aucune justification sociale, éthique ou morale à cibler les enfants de cette manière dans la commercialisation » déclare Susan Linn. La publicité télévisée est au cœur de la polémique : « Les enfants aiment la publicité d’un point de vue affectif. Or, ce n’est que vers huit ans que la plupart sont aptes à distinguer les spots publicitaires des autres programmes télévisés » s’inquiète Eve Hanson. Les jeunes enfants seraient donc les plus vulnérables aux publicités mensongères. Les principaux produits incriminés ? Les jouets, les friandises et les boissons. Certains gouvernements se mobilisent : le Québec prohibe les spots destinés aux enfants de moins de 13 ans, la Suède, aux moins de 12 ans.

« En tant que maman, je pense qu’il m’appartient d’éduquer mes jeunes enfants aux travers de notre société de consommation, de leur poser des limites et de ne pas toujours céder au poids de ces mascottes. En revanche, j’estime que les marketeurs dépassent les bornes lorsqu’ils sont trop envahissants et qu’ils entravent ma liberté de choix. C’est par exemple inadmissible de constater à quel point les enseignes de vêtements d’enfants « bon marché » proposent quasi exclusivement des produits avec licence ! » témoigne Christine Adam, maman d’Evan et Anaëlle, infirmière puéricultrice et directrice de la crèche « Les Chatons » à Carrières-sur-Seine.

Qu’en est-il des arguments des acteurs du marketing ? « Réaliser des produits adaptés aux enfants est le moyen de les valoriser en reconnaissant leurs singularités, la place particulière qu’ils occupent dans nos familles et dans notre société » suggèrent Coralie Damay et Sylvie Gassmann. Elles complètent : « Les parents désirent passer un pacte avec la marque pour que celle-ci les aide à inculquer ces principes ou habitudes à leurs parents. C’est pourquoi la proposition de poisson pané avec des formes ludiques est bien accueillie par les parents ». Une chose est certaine, ce débat, intriquant des enjeux humains et financiers diamétralement opposés, ne cessera de diviser les communautés. Reste aux gouvernements le loisir de se positionner.

Pour aller plus loin…

Nathalie Sapena (Flammarion, 2005). L’enfant jackpot.

Jean-Jacques Urvoy et Annie Llorca (Eyrolles, 2010). Gérer une marque enfants.

(1) Organisme proposant les services à domicile d’une puéricultrice qui conseille et soutient les jeunes parents de la grossesse et aux premières années de l’enfant ?
(2) Equipe internationale de chercheurs, experts et consultants en marketing pour les entreprises.

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