Retrouvez cette enquête publiée dans la revue Le Cercle Psy.
Nombreux sont les parents sans enfants et enfants sans parents qui se rencontrent via les voies de l’administration et créent une famille de toutes pièces. Mais contrairement aux idées reçues, le parcours du combattant ne s’achève pas à l’issue des procédures d’adoption.
C’est l’histoire de Marie, petite fille née sous X, et aussitôt confiée à une pouponnière parisienne. C’est aussi celle de Simone, une femme désireuse d’élever et de chérir un enfant, mais ne parvenant pas à donner la vie. Leurs chemins vont se croiser lorsque l’administration donne à Simone et à son conjoint le droit d’adopter Marie. Elle est alors âgée d’un peu moins de 2 ans. C’était il y a près de trente ans. « Pendant dix ans, j’ai essayé de tomber enceinte, en vain, témoigne Simone. J’ai même suivi une psychothérapie pour m’en sortir. Mon mari et moi avons décidé d’adopter. Et deux mois et demi après que Marie est arrivée dans notre vie, j’étais enceinte d’une fille ! Incroyable mais vrai ! Son adoption avait été un déclencheur positif. Je me souviens que l’assistante sociale était affolée et m’a demandé si j’envisageais d’adopter quand même Marie. Bien entendu, il était hors de question que je renonce à elle. »
Marie raconte : « J’ai passé mes deux premières années dans une pouponnière parisienne dans laquelle les infirmières se sont bien occupées de moi. Elles ont même fait des photos de moi que j’ai pu récupérer par la suite, une chance que tous les bébés n’ont pas eue. J’ai quelques images souvenirs de mes années là-bas, les couloirs, la couleur des murs, le parc, un sapin de Noël… Personne n’a donc eu à m’expliquer que j’ai été adoptée car j’ai eu conscience d’avoir changé de “famille” lorsque mes parents ont pu m’avoir… »
Parents adoptants : du rêve à la réalité
Dans le jargon juridique, une adoption est la « création par jugement d’un lien de filiation entre deux personnes qui, sous le rapport du sang, sont généralement étrangères l’une à l’autre » (1). Sous un regard psy, la réalité est tout autre : « Lorsqu’une mère adopte, elle ne se charge pas d’un enfant, mais d’un problème », dixit Winnicott. Contrairement à certains clichés érigeant l’adoption au rang d’une aventure humaine fantastique, le psychanalyste britannique soulignait, dans son ouvrage Deux enfants adoptés. L’enfant et le monde extérieur (2), les difficultés inhérentes à l’adoption.
« Les parents qui adoptent peuvent avoir des difficultés à faire coïncider leurs représentations de l’enfance et de l’enfant avec la réalité de l’enfant adopté », précise Catherine Sellenet, professeure en sciences de l’éducation, docteure en sociologie et chercheuse associée au Centre de recherches Éducation et Formation (CREF) Paris Ouest Nanterre. Qui sont réellement ces enfants adoptés ? « Souvent de grands enfants, ayant déjà un vécu, des pratiques culturelles, qui peuvent souffrir d’un déracinement affectif et linguistique, de troubles de l’attachement, de vécus traumatiques, de maltraitances. Ainsi, leur développement peut s’écarter de la norme et rendre difficile leur parcours de scolarisation », poursuit la chercheuse. Contrairement aux apparences, le désir de protection et de réconfort des parents n’est ni dû, ni infaillible, ni inébranlable.
Certains facteurs contextuels propres à l’adoption, tels que le comportement défensif de l’enfant, les tribulations administratives, le décalage culturel, ou encore le délai d’attente entre le début de la procédure d’agrément et l’adoption effective, peuvent largement affaiblir le désir de ces futurs parents. « On a trop insisté sur les qualités dont doivent faire preuve les adoptants. Ou plutôt, on l’a fait sans l’associer à une aide proposée systématiquement à ces futurs adoptants pour les rendre plus aptes à prendre contact avec des enfants qui eux-mêmes n’osent pas prendre le risque de s’attacher une fois de plus », indiquent Nicole Guedeney et Claire Dubucq-Green, pédopsychiatres au département de psychiatrie infanto-juvénile de l’Institut Montsouris, dans un article « Adoption, les apports de la théorie de l’attachement » (3). Évaluer les futurs adoptants, oui. Mais les soutenir, aussi. « Je me rends à l’évidence : l’aventure de l’adoption de Marie n’a pas été idéale. Lors d’une consultation, un psychiatre m’avait même lâché d’un ton sec que nous ne serions jamais ses parents, mais seulement ses éducateurs. De plus, alors qu’elle avait 7 ou 8 ans, Marie m’a crié un jour “Tu m’as volée !”. Ces mots m’avaient beaucoup touchée. Qu’on ne fasse donc pas croire aux parents qu’adopter est la plus belle des aventures ! Et pourtant, malgré cet espace invisible, biologique, qui s’immisce entre Marie et moi, je reste extrêmement attachée à elle, autant qu’à mes deux autres filles. Marie reste ma fille, de manière profonde », témoigne Simone.
Les blessures invisibles de l’enfant adopté
De l’autre côté du miroir, le ressenti de l’enfant adopté est aussi complexe que celui de ses parents adoptifs, s’il ne l’est davantage. La question qui taraude les psychologues, psychiatres et accompagnants d’enfants adoptés est celle de l’attachement. Comment un enfant qui a investi et s’est attaché à une personne qui s’est occupée de lui, qui l’a protégé, nourri pendant quelques mois, voire quelques années, va-t-il pouvoir s’attacher de nouveau à une autre personne ? Si chaque adoption est unique, certains facteurs, tel que l’âge de l’enfant au moment de l’adoption, sont décisifs dans l’adaptation de l’enfant à sa nouvelle famille. Selon la théorie de l’attachement, les neuf premiers mois de la vie sont nécessaires pour construire et élire ses figures d’attachement principales. Dans le cas d’une adoption précoce, avant l’âge de 7 mois, l’enfant ne s’est pas encore constitué de figure d’attachement. Ses parents adoptants occuperont naturellement cette place d’honneur. Mais en cas d’adoption tardive, la situation se corse. Et pour cause, on impose à l’enfant de rompre le lien d’attachement qu’il a préalablement construit avec une personne, par exemple, une infirmière, un parent d’une famille d’accueil, une puéricultrice, pour en constituer un tout neuf, avec un(e) inconnu(e). L’enfant devra renoncer à un lien pour un autre, à une « famille » pour une autre, à un monde connu pour un autre, inconnu. « Ces enfants n’arrivent pas vierges, tout prêts à s’attacher à des parents nouveaux. Ils ont pu développer, au contraire, une méfiance à l’égard de toute personne censée les protéger », soulignent Nicole Guedeney et Claire Dubucq-Green. La situation est d’autant plus à risque quand il s’agit d’une adoption internationale qui soumet l’enfant à une perte soudaine de ses empreintes humaines, mais aussi culturelles et linguistiques.
« Être adopté, c’est un peu ressentir comme un grand vide au fond de soi car on n’a pas de repères. On ne peut rien s’imaginer, car on n’a pas de base de comparaison », confie Marie. L’ensemble du corpus de recherches sur les enfants adoptés est formel : ceux qui sont adoptés tardivement présentent un taux significativement plus élevé de troubles de l’attachement que ceux adoptés précocement. Ces blessures invisibles peuvent se traduire par un manque de confiance envers les adultes, une manière de les percevoir comme interchangeables, une difficulté à regarder ses parents adoptifs dans les yeux, à tolérer un contact physique, leurs soins aimants…
On estime qu’une adoption se passe mal lorsque « les liens affectifs sont conflictuels, que le quotidien devient impossible dans tous les registres, y compris éducatif, scolaire, relationnel. La crise peut déboucher sur une remise en cause de l’adoption et le placement de l’enfant », indique Catherine Sellenet. « Je ressens un manque affectif, un lien de parenté que je n’aurais pas. J’ai du mal à faire confiance aux autres. Mes relations avec mes parents adoptifs ont été compliquées. J’ai toujours établi une distance physique. Par exemple, je n’ai pu leur faire la bise qu’à partir de l’âge de 15 ans. Avant, cela m’était impossible. Je les ai parfois détestés car ils ont fait des erreurs. Mais quel parent n’en fait pas ? Aujourd’hui, nous avons des relations plutôt sereines », témoigne Marie. Simone apporte son regard de mère adoptive : « Quand nous avons adopté Marie, sa puéricultrice et elle étaient très attachées. Elles s’étaient connues quand Marie n’avait que dix jours. Je sens bien que Marie n’est jamais parvenue à recréer avec moi un attachement aussi fort. De plus, sa petite sœur est arrivée trop vite, j’étais enceinte seulement deux mois après l’adoption. J’ai cherché à partager mon temps entre les deux, à m’occuper beaucoup de Marie mais je n’ai pas réussi à créer un lien serein. Dès le début, j’ai senti que le lien serait difficile. Pourquoi ? Je ne sais pas vraiment. Malgré mes efforts, je ne parvenais pas à avoir un très bon contact avec elle, à être la mère adoptive dont elle avait besoin. J’en souffre encore aujourd’hui. Et je pense que cette souffrance est réciproque, comme si nous ne nous étions jamais trouvées, elle et moi. J’ai d’ailleurs remarqué que Marie était toujours prête à partir vers une autre mère, qu’elle se désolidarisait plus facilement que mes autres filles ne le feraient. Comme si elle avait le pouvoir de changer de maman. »
À la conquête de leurs origines
Tous les enfants sont-ils adoptables ?
(1) Catherine Villeneuve-Gokalp, Isabelle Frechon, Rapport final sur l’adoption, Ined, 2002
Pour en savoir plus…
Aubeline Vinay (dir.), Psychologie de l’attachement et de la filiation dans l’adoption, Dunod, 2011.
Actes du colloque « Adoption : quel accompagnement ? », 25 novembre 2013, Paris, Revue Enfances et psy n°59, Erès, 2013.