Pros des crèches : attention aux jugements de valeur !

Photo : http://decodeurdunonverbal.frRetrouvez cet article publié dans la revue Infocrèche Pro.

Être professionnel de la petite enfance c’est avant tout accueillir un enfant et sa famille tels qu’ils sont, avec neutralité et bienveillance. Or, sur le terrain, la réalité est tout autre. Et le jugement de valeur, si spontané à l’être humain, reprend parfois le dessus…

Aujourd’hui encore, la réunion de crèche prend des airs de tribunal. Les langues se délient : « Ce n’est pas étonnant que la petite Marion rencontre autant de difficultés avec les règles à la crèche quand tu vois les parents ultra laxistes qu’elle a. C’est une enfant – roi ! », « C’est évident, la maman de Léo est bien trop en fusion avec son fils. Il paraît même qu’elle le fait dormir dans son lit ! », « Cette famille est complètement dingue. Heureusement que leur fils est accueilli en crèche, ça lui permet de souffler un peu la journée »… Que vous en soyez conscients ou non, vos discours les plus spontanés sont très souvent empreints de jugements de valeur, un biais d’analyse auquel chacun est confronté, tous diplômes confondus. Certaines familles en marge du conformisme induit par la collectivité, se retrouvent rapidement pointées du doigt. « Plus la crèche compte de berceaux, moins il semble y avoir de place pour la singularité, l’individualité, voire l’originalité » regrette Thomas, éducateur de jeunes enfants à Paris. Une espèce de norme officieuse et indescriptible régit l’accueil des familles au quotidien. Une norme généralement liée aux attentes sociétales actuelles. Mais avant tout, rappelons que juger autrui est inéluctable et fait partie intégrante de notre patrimoine humain ! L’optique de cet article n’est donc en aucun cas de dénoncer ces jugements, mais bel et bien de vous aider à les identifier et à les comprendre, pour mieux vous en distancier.

Une (trop) grande expertise ?

Si juger ponctue votre quotidien, il n’en demeure pas moins tabou dans cet univers où sont promues la bienveillance et la neutralité. Ainsi, le jugement, rarement identifié comme tel, prend souvent la forme d’une évaluation professionnelle. Mais pourquoi tant de jugements sillonnent les sections des crèches ? Les raisons sont multiples, impalpables, et complexes. Riches de votre expérience professionnelle de l’éducation et de vos connaissances sur le développement de l’enfant, il semblerait que certains d’entre vous vous placiez en position d’expert vis-à-vis des parents. Vous faites preuve en effet d’une facilité d’analyse de la situation qui vous rend particulièrement à l’aise pour juger de la pertinence de telle ou telle pratique. A l’inverse, les parents que vous accueillez sont bien souvent en pleine découverte de la parentalité et des clés du développement de leur tout-petit ! Ce décalage, fréquent, qui vient jusqu’à court-circuiter le parent dans sa position d’expert de son propre enfant, est particulièrement propice au jugement. Un manque de tolérance qui peut être encouragé par le poids de la collectivité… Car le revers de la médaille ? Une perception de la parentalité qui se normalise. « Les équipes ont du mal à admettre que certains parents, souvent d’origine étrangère, ne proposent pas de doudous à leur enfant ou ne perçoivent pas l’intérêt d’une adaptation ou encore d’une séparation en bonne et due forme le matin. Or, cela ne fait tout simplement pas partie de leur culture » souligne Stéphanie, auxiliaire à Garges-lès-Gonesse. D’où une question épineuse : est-ce aux professionnels de s’adapter aux coutumes des familles ou aux familles de se plier aux normes des professionnels ? Sans doute l’un des débats les plus brûlants de la collectivité…

A mi-chemin entre l’intime et le professionnel

Émettre un jugement sur tel ou tel parent est pour vous d’autant plus spontané que les pratiques éducatives touchent à votre propre expérience de la parentalité, et de là, à votre histoire et à votre intimité. A cette dimension de la petite enfance s’ajoute une forme de concurrence affective entre vous et les parents. Le fait d’accueillir la petite Noémie près de dix heures par jour crée immanquablement un lien d’attachement fort et réciproque qui vous procure la sensation d’être le plus à même de lui prodiguer l’accompagnement dont elle a besoin. Par empathie pour l’enfant, les pratiques plus ou moins maladroites des parents peuvent vous affecter, au point que vous les jugiez inadaptées. Dans d’autres contextes, juger négativement les choix éducatifs d’une famille peut également répondre à un manque de reconnaissance de votre pratique. Comme si certains parents résumaient votre profession à du « gardiennage » de jeunes enfants. Enfin, n’oublions pas que vous œuvrez en vase-clos, dans un environnement majoritairement féminin ponctué de tensions matérielles et humaines. L’élaboration collective de jugements peut alors permettre d’entretenir vos liens et votre cohésion d’équipe. Cultiver des jugements collectifs peut être dans ce cas rassurant : vous n’êtes plus seule, démunie, face à l’attitude des parents du petit Léo, vous êtes une équipe. Toutefois, sachez que l’élaboration collective de jugements, en section ou en réunion de service par exemple, a tendance à faire émerger des jugements plus extrémistes et donc plus éloignés de la réalité, car chaque professionnel aurait tendance à se désinhiber.

S’interdire de juger n’a en soi aucun sens ! « La question est de savoir ce que l’on fait de ces jugements, quelle suite intelligente et productive on leur donne au quotidien dans l’accueil des enfants et de ses parents » suggère Christine Adam, directrice de la mini-crèche « Les Chatons » à Carrières-sur-Seine. Ayez conscience que les parents sont les principaux acteurs de l’épanouissement de leur enfant. Accueillez vos jugements avec bienveillance, apprenez à les identifier et à les comprendre : à quel moment dépassez-vous la simple évaluation professionnelle et entrez-vous dans le jugement de valeur ? Pourquoi avec cette famille ? Quel sentiment personnel (de colère, d’incompréhension, de tristesse) vient l’alimenter ? Ce seront autant d’interrogations qui vont permettront de cultiver votre professionnalisme et de dépasser ces biais d’analyse.

  • Des jugements qui se lisent dans votre attitude

« Ces jugements entravent la qualité de vos échanges avec les familles lors des transmissions, car ceux-ci influencent inconsciemment vos discours. Bien que vous vous efforciez de maintenir une certaine neutralité dans vos propos, il vous sera difficile de contrôler votre communication non verbale. L’intonation de votre voix, les traits de votre visage et les mouvements de votre corps peuvent en effet traduire vos jugements sous-jacents. »

Marina Pavalachi, psychologue à la crèche La Comptine, Fontenay-aux-Roses.

Publié par Héloïse Junier

Qui suis-je ? Une psychologue intrépide et multicasquette : intervenante en crèche, journaliste scientifique, formatrice, conférencière, doctorante, auteur et blogueuse. Ah oui, et maman aussi (ça compte double, non ?). Mes passions ? L'être humain (le petit mais aussi le grand), les rencontres, le fonctionnement de notre cerveau, l'avancée de la recherche mais aussi l'écriture, le partage et la transmission. Parallèlement à ma pratique de psychologue en crèches et à mon aventure de doctorante à l’université, j’anime des formations et des conférences pédagogiques à destination des professionnels de la petite enfance. Mon objectif ? Revisiter les pratiques à la lumière des neurosciences, tordre le cou aux idées reçues transmises de générations en générations, faire le pont entre la recherche scientifique et le terrain.

4 commentaires sur « Pros des crèches : attention aux jugements de valeur ! »

  1. Bonjour!
    Pouvez vous m’indiquer une référence donnant des outils pour évaluer la mise en place des attitudes bienveillantes chez les professionnels de la petite enfance?
    Merci par avance!

    1. Bonjour,
      Je regrette, je n’ai pas de référence en tête qui se rapproche à 100% de votre sujet à vous communiquer. En revanche, peut-être une lecture des problématiques des douces violences de Christine Schuhl pourrait vous apporter quelques éléments de réponse…
      Bien à vous
      Héloïse Junier

  2. Bonjour,
    je suis actuellement en dernière année de formation infirmière. Je réalise mon travail de fin d’étude sur les répercussions des jugement de valeur envers les parents d’enfants pris en soin. Cet article m’intéresse donc fortement. Malheureusement je ne trouve pas l’article original sur internet, aucune référence précise…. Pourriez vous me communiquer l’article original?

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