Retrouvez cette enquête publiée dans la revue « Ça m’intéresse » de décembre 2012.
Les joujoux ont plus d’un tour dans leur sac : ils boostent la créativité, forgent l’imaginaire et développent l’intelligence. Mais ils apprennent surtout l’enfant à vivre en société.
Toupies beyblades, poupées-mannequins Monster High, lance-fluide Spiderman : ces jouets-stars risquent de caracoler en tête des lettres au Père Noël cette année. Et ce dernier devrait se montrer prodigue. En effet, ce marché ne connaît pas la crise : 243 millions de jouets ont été vendus en 2011, 3% de plus qu’en 2010, ce qui représente 242 euros par enfant. Gâtés, les bambins ? «L’expansion du monde ludique est considérable, analyse Gilles Brougère, professeur en sciences de l’éducation à l’Université Paris XIII et auteur de Jouets et compagnie (Stock, 2003). Le jouet ne tient pas forcément une place plus importante qu’avant. Mais il s’inscrit dans une société dont la consommation elle-même s’est accrue».
Reflet d’une société élitiste, le jouet prétend aussi devenir de plus en plus éducatif. Au-delà du simple loisir, il incarne l’omniprésence de l’école dans la famille. Offrir un jouet… pour faire plaisir ou pour éduquer? « Tout dépend des familles, explique Sandrine Vincent, sociologue et auteur de Le jouet et usages sociaux (La Dispute, 2002). Dans les familles dites populaires, le jouet, un objet de pression qui gratifie ou punit motive l’enfant à s’investir à l’école. C’est un moyen autoritaire destiné à lui faire comprendre son obligation de travail et de résultats. Dans les catégories socioprofessionnelles supérieures, en offrant des jouets, les parents témoignent leur intention de construire un environnement propice à stimuler l’apprentissage intellectuel. Les jouets apportent le plaisir tout en masquant l’intention qu’ils contribueront à renforcer des acquisitions scolaires fondamentales (lecture, écriture, calcul, etc.)». Raison pour laquelle les parents laissent parfois aux grands-parents le soin d’offrir les jouets, contraires à leur ligne de conduite éducative. Ils ne veulent pas priver leur enfant mais ne souhaitent pas en être à l’initiative… «Nous affichons sur nos boîtes les apports éducatifs car ces arguments séduisent les parents, confirme Sylvie Bannelier, directrice du développement des produits Vtech pour l’Europe. Éducatif reste un mot magique…».
La valeur éducative d’un jouet dépend de la manière dont l’enfant l’utilise
Un terme de marketing efficace certes mais dans les faits, qu’en est-il ? Les jouets rendent-ils vraiment plus créatifs, plus sociables, plus intelligents ? «La valeur éducative d’un jouet n’est pas systématique. Elle dépend de l’âge de l’enfant mais surtout de la manière dont il l’utilise» estime Gilles Brougère. En 2007, deux chercheurs suédois tentent de savoir si les Lego Dacta (des sortes de Lego Teknik) donnent la bosse des maths. Pendant un an, des élèves d’un collège construisent des robots, qu’ils animent via une interface informatique. Or, au terme de l’expérience, ils ne décrochent pas des résultats très supérieurs que ceux n’ayant pas joué. Seuls les enfants, faibles ou moyens au départ ont progressé. «De manière générale, le jeu favorise l’implication active dans un apprentissage, ce qui en facilite l’assimilation» explique Célia Hodent, docteur en psychologie à l’Université Paris Descartes.
Dès 6 ans, les billes ou la marelle révèlent le désir de compétition…
La plupart des spécialistes s’accordent sur les vertus du jeu en général. « Il place l’enfant dans des situations de découvertes et de résolution de problèmes plus complexes que celles de la vie quotidienne » résume Célia Hodent, docteur en psychologie à l’Université Paris Descartes. Le psychologue et biologiste Jean Piaget distinguait trois stades : jusqu’à deux ans, les jouets (hochets, jouets musicaux, miroirs) stimulent les sens et la motricité de l’enfant. Ensuite, les poupées, dînettes, déguisements et jeux de construction, soutiennent le développement de l’imaginaire, de la mémoire, de la gestion des impulsions. A partir de 6 ans, avec les billes, la marelle ou à la corde à sauter, l’enfant se soumet à des consignes complexes et éprouve le désir de compétition. En bref, il apprend à persister, se dépasser, perdre » complète Célia Hodent. Mais difficile de prouver les bienfaits précis des jouets… D’autres activités (se promener, interagir avec les autres… ) permettent sans doute de développer les mêmes aptitudes.
D’où cette question : le jouet est-il indispensable ? Dans une étude de 1973, des chercheurs américains ont laissé des enfants de 3-4 ans jouer avec 4 objets courants : serviettes en papier, tournevis, bout de bois et trombones. Dans un autre groupe, les bambins regardaient un adulte utiliser les objets. Lorsque les scientifiques ont demandé aux enfants à quoi ils pouvaient servir, les premiers ont imaginé trois fois plus d’usages possibles que les autres. Conclusion : non seulement jouer stimule la créativité mais il n’y a pas forcément besoin de passer par un jouet ultrasophistiqué.
Un cube virtuel ne peut remplacer le cube en bois qu’un enfant peut toucher
La psychologue américaine Kathy Hirsh-Pasek encourage aussi la manipulation de jouets ou objets peu structurés (une balle, une boîte en carton…) que les enfants investissent librement. Selon elle, ce n’est pas aux jouets de commander l’enfant, mais à l’enfant de commander ses jouets. « Pour l’enfant, jouer consiste à expérimenter le monde qui l’entoure pour mieux l’assimiler, ajoute Célia Hodent. C’est le cas du bébé qui apprend la coordination motrice en jouant à essayer d’attraper son pied ». Certains experts vont plus loin : ils regrettent que le temps consacré au jeu libre (faire semblant d’être médecin, archéologue…) soit supplanté par des jeux trop cadrés. « Ces derniers sont amusants et développent la cohésion de groupe, écrit Anthony Pellegrini, psychologue de l’éducation à l’université du Minnesota dans The New York Times. Mais le jeu sans règles aiguise davantage la créativité, la sociabilité, la capacité à faire des compromis. Par exemple, les enfants ne peuvent pas toujours jouer le rôle de la reine ou du prince. Ils doivent s’adapter ».
Si les jeux imaginaires et les hits comme les Lego ou les Barbie remportent toujours les suffrages des enfants, désormais, ils se ruent aussi sur les tablettes. Les parents s’extasient devant les prouesses de leur bambin qui a dompté l’IPad familial. Mais les cubes virtuels valent-ils les cubes en bois qu’un enfant secoue, porte à sa bouche, lance ? Non, selon le psychiatre Serge Tisseron, parti en croisade contre les tablettes avant 3 ans. « Le jeune enfant a besoin de repères spatiaux et temporels. Rien ne permet mieux de les construire que les jouets traditionnels et les livres d’images, écrit-il sur son site personnel. Ces repères installés, il saura tirer bénéfice de la rapidité des écrans pour augmenter sa plasticité psychique (la capacité à s’adapter à l’imprévu, ndlr). Mais si ce n’est pas le cas (…), l’enfant risque d’échouer à construire une pensée organisée et logique».
L’univers ludique reste très stéréotypé : aux garçons, l’aventure ; aux filles, la maternité
Les jouets ne se contentent pas d’accompagner l’enfant dans son développement, ils lui transmettent aussi des valeurs sociétales. D’où la défiance de certaines associations ou parents vis à vis de jouets toujours plus sexués. L’univers ludique reste en effet très stéréotypé. Aux garçons l’aventure, la violence, le combat, la vitesse, afin de découvrir le monde et de dépasser ses limites ! Aux filles, la maternité, l’esthétisme, le rêve, les relations sociales. « Les jouets eux-mêmes ne sont pas sexués, remarque Mona Zegai, doctorante en sociologie à l’Université Paris VIII Vincennes-Saint-Denis. Ce sont les signes distinctifs périphériques, comme la couleur, les photos, les formes, le style d’écriture sur les boîtes qui les stéréotypent». La chercheuse a par exemple étudié les images sur les emballages de déguisements. « Chez les garçons, les postures, de face, jambes écartées, les poings sur les hanches indiquent la stabilité, la virilité, la combattivité. Chez les filles, elles mettent en valeur la fragilité du corps, la grâce, la coquetterie et l’élégance (doigts délicatement écartés, gestes fluides, révérence). Ces représentations contribuent à diffuser des images stéréotypées des corps masculins et féminins », analyse t-elle. Une distinction marquée dans les magasins et les catalogues, où les rubriques sexuées s’étalent sur 36% des pages… Les fabricants arguent qu’ils répondent à la demande du public. «Notre rôle est d’accompagner les valeurs sociétales et non de les précéder, souligne Franck Mathais, directeur des ventes et des relations client de La Grande Récré France. Quand la société évolue, la demande du public évolue et la proposition des enseignes évolue à son tour. Nous avons par exemple noté une progression des jouets d’imitation des tâches ménagères unisexe depuis que les papas s’y impliquent davantage. Ainsi, la marque Tim et Lou propose des aspirateurs, des machines à laver ou encore des ustensiles de cuisine adaptés aux deux sexes ».
Les jouets reflèteraient donc le monde dans lequel on vit… Mais selon Mona Zegai, en choisissant de ne représenter que les rôles ou métiers sexués (pompier, pilote, caissière, maman), les fabricants de jouets donnent à voir un microcosme encore plus stéréotypé que la réalité. Cette sexualisation des jouets, plus visible que dans les années 80 conditionne t-elle pour autant les enfants ? Les avis divergent. « L’affichage fléché empêche les enfants de choisir des jouets en fonction de leur caractère et de leurs envies et les force à se conformer aux rôles stéréotypés liés aux genres, qui sont à l’origine de la plupart des discriminations de sexe » argumente l’association Mix-Cité. « Il est important que l’enfant découvre et expérimente ce qu’est l’identité de son genre, nuance Célia Hodent. Les jouets stéréotypés lui permettent de l’explorer». « L’identité d’un jouet est secondaire, car elle ne dit rien ni de son usage réel, complète Gilles Brougère. Ce qui importe est la manière dont les parents investissent le rôle de l’homme et de la femme. La différenciation du genre est majoritairement induite par le cadre familial ».
En somme, il n’existerait pas de jouets bons ou mauvais… C’est aussi grâce à leurs dimensions commerciales, sexuelles, médiatiques que l’enfant apprend à décrypter les codes du monde dans lequel il vit. Il peut ainsi se les approprier, intérioriser les rôles des adultes et au final, apprendre à vivre en société.