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Depuis ces dernières années, les Organisations Non Gouvernementales, dont Handicap International, favorisent une approche dite de santé mentale communautaire pour accompagner les populations victimes de traumatismes. En quoi consistent ces interventions ? Explications de Guillaume Pégon, docteur en sociologie, psychologue clinicien, Référent Technique en Santé Mentale chez Handicap International.
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Depuis combien d’années Handicap International inclut-elle une approche de santé mentale dans ses interventions ?
Les premiers projets psychologiques de Handicap International ont émergé en 1990, notamment auprès d’enfants vivant dans des pouponnières en Roumanie. Par la suite, nous sommes allés progressivement vers le développement de projets dans le champ de la santé mentale au sens large, avec une approche que nous pourrions qualifier de clinique communautaire.
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Auprès de combien de pays privilégiez-vous cette approche ?
Cette approche n’est pas systématique dans les projets que mène Handicap International. Celle-ci concerne actuellement dix pays sur les cinquante-neuf dans lesquels nous intervenons. Trois types de handicap sont ciblés : les handicaps psychiques, intellectuels et psychosociaux. Ces handicaps peuvent être associés ou non à d’autres types d’incapacités ou de déficiences physiques ou sensorielles.
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Handicap International promeut une approche globale du handicap : le Processus de Production du Handicap (PPH). Quelle est sa spécificité ?
Le PPH est un modèle canadien qui propose une lecture anthropologique du développement humain. Ce modèle prend en compte les dynamiques existantes entre différents éléments de vie de l’individu, tels que les facteurs de risque, les facteurs personnels (déficiences – degrés d’atteinte du corps – et incapacités – degrés de réduction d’une aptitude), les facteurs environnementaux ou encore les habitudes de vie. Ce modèle nous invite à percevoir le handicap comme un processus relatif à un contexte, à une écologie. Dans ce sens, nous agissons non seulement sur la prise en charge des individus, mais également sur leur environnement. Celui-ci nous permet de travailler à la fois sur le « je » et sur le « nous » d’une communauté, c’est-à-dire de retisser ou, devrais-je dire, de repriser un tissu social déchiré par des violences de toutes sortes (catastrophes naturelles, guerre, génocide). Nous cherchons à trouver ou créer du lien social qui redonne du pouvoir d’agir aux individus qui le composent. On pourrait parler ici d’empowerment.
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Quels projets de santé mentale menez-vous actuellement à travers le monde ?
Handicap International mène différents projets en parallèle, dont les problématiques varient nettement d’une population à l’autre. Nous travaillons aussi bien sur la question des troubles mentaux, dont les troubles traumatiques, que sur celle des incapacités et déficiences intellectuelles, ou encore celle de la souffrance psychique d’origine sociale. Nos contextes d’intervention varient également puisque nous sommes présents dans les prisons (à Madagascar), les orphelinats (en Algérie), dans des centres spécialisés en santé mentale (dans les camps palestiniens du Liban), dans des centres de réadaptation fonctionnelle (en Haïti), ou encore dans différents camps de réfugiés (au Kenya).
Prenons l’exemple du Rwanda. Nous intervenons dans ce pays depuis 1994, à la suite du génocide des Tutsi. En 2007, nous avons choisi de développer un projet de santé mentale dont l’approche peut être qualifiée de clinique communautaire. Nous travaillons essentiellement auprès des adolescents et des jeunes adultes dont les parents ont disparu pendant le génocide. Ces orphelins, devenus très tôt chefs de famille, étaient livrés à eux-mêmes. Certains se prostituaient, d’autres abusaient de drogues. De nombreuses personnes restaient recluses chez elles, vivant dans une méfiance totale envers leurs propres voisins, le processus sociétal sous-tendant le génocide ayant profondément attaqué les rapports de confiance, en l’autre, en soi-même. Nous avons alors privilégié une pratique écologique, envisageant l’individu en rapport avec tout ce qui le relie au monde. Son corps, sa subjectivité et l’ensemble des êtres et objets présents dans son environnement (famille, culture, travail, droits, santé, argent, etc.), formaient et forment toujours les principaux supports de l’intervention. Actuellement, nous accompagnons de nombreux groupes de jeunes qui ont souhaité « se soigner » à travers une mise en commun de leur « Je », si on peut dire les choses ainsi, dans la concrétisation de projets qu’ils souhaitent mettre en œuvre pour et avec leur communauté. Ce sont souvent des projets générateurs de revenus, tels que la mise en place de plantations de fruits et légumes, de cybercafés ou encore de magasins de vente de charbon. Il peut aussi s’agir aussi de troupes de théâtre, ou de groupes qui s’entraident pour répondre aux besoins d’un de leur membres (construire une maison, réparer un toit). Nous cherchons, en suivant la volonté des personnes que nous accompagnons, à réactiver des processus d’entraide communautaire qui étaient présent au Rwanda il y a plusieurs dizaines d’années, et qui ont été effractés par le traumatisme lié au génocide des Tutsi.
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Qui sont les principaux intervenants sur le terrain ?
Notre objectif est de renforcer les ressources humaines locales. Nous travaillons donc essentiellement avec des professionnels locaux. En contexte d’urgence, nous sommes cependant amenés à recruter plus d’expatriés qu’en contexte de développement, soit par manque de ressources humaines locales, soit parce que celles-ci sont trop affectées par la situation en elle-même. En contexte de développement, nous nous appuyons sur les rares ressources existantes (psychologues, travailleurs sociaux, infirmiers, psychiatres), ainsi que sur des personnes ressources locales. Le principe est simple : nous circulons dans la communauté en tentant d’identifier quels sont les « militants du social » (défenseurs des droits des enfants, des femmes, leaders communautaires), puis nous leur proposons de les former et de les superviser en santé mentale. Ils deviennent ainsi pour nous des travailleurs communautaires, des conseillers en développement psychosocial, des médiateurs psychosociaux.
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Concrètement, comment traitez-vous le traumatisme des populations ?
Nous travaillons sur les effets du traumatisme dans la vie quotidienne des individus plus que sur le traumatisme en lui-même, à commencer par les effets sur le tissu communautaire et social. Pour ce faire, nous partons du postulat que la communauté possède en elle-même les ressources lui permettant de prendre soin des individus qui la composent. Nous accompagnons donc la communauté à réactiver, à travers des groupes d’entraide, les solidarités qui la traversent. Par exemple, nous accompagnons la communauté pour l’arrivée d’un enfant dans une famille où les parents sont absents. Le choix du prénom de l’enfant, les festivités autour de la naissance sont portés par le groupe d’entraide, qui fait office de famille. A l’effraction traumatique qui s’exprime de manière éclatée dans les différentes sphères de la vie quotidienne, nous répondons par le renforcement du lien social.
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Comment parvenez-vous à concilier votre approche du handicap, et de manière plus générale votre conception de l’Homme, avec les conceptions de la population locale ?
Il ne s’agit pas d’imposer notre conception du handicap aux populations avec qui nous travaillons. Cependant, tout modèle possède ses propres injonctions normatives ! C’est l’éternel dilemme de ceux qui travaillent dans les mondes de l’humanitaire et du développement. Intervenir ou ne pas intervenir ? Quelle est notre conception de l’individu dans le monde, et cette conception est-elle compatible avec celle des populations avec qui nous travaillons ? C’est une question que je me pose souvent, comme bon nombre de mes collègues psychologues qui travaillent dans cet espace transitionnel que l’on appelle interculturalité. A travers des études socioanthropologiques et lorsque la temporalité d’intervention nous le permet, nous nous efforçons d’étudier les systèmes de représentation et de compréhension des problématiques de la population. Nous tentons de conjuguer notre modèle de compréhension du développement humain avec la manière dont est conçue la place de l’homme dans cet environnement spécifique, ce que d’autres appellent les politiques de l’individu. Ce n’est pas simple, et nous sommes en permanence confrontés aux questions qui touchent tout être humain : qu’est-ce que le bonheur, qu’est-ce que vivre ensemble et vivre librement, qu’est-ce que l’égalité des genres, qu’est-ce que développer sa conscience critique ? La plus grande difficulté est d’avoir une méthodologie appropriée, inductive, permettant de recueillir ces informations dans les différents contextes où nous intervenons.
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Ce décalage de conceptions fait-il l’objet de complications sur le terrain, lors de l’élaboration de vos programmes ?
Cette question est avant tout politique et nous amène en permanence à nous interroger sur nos propres pratiques et leurs impacts. Par exemple, un des résultats inattendus de nos projets est que sur un territoire donné la délinquance et l’insécurité diminuent. Ce sont à la fois les citoyens et les services de police qui témoignent de cela. La question est alors de savoir : ces délinquances et insécurités sont-elles un effet d’un contrôle social mené dans la droite ligne de ce que pourraient attendre de nous certains gouvernements, ou sommes-nous des vecteurs de changement social dans la droite ligne des évolutions démocratiques qui traversent notre planète ? Dans les deux cas, je pense qu’il est indispensable de chercher à être au clair avec les injonctions normatives qui nous font agir, avec le fait que nous sommes peut-être aussi les agents d’un changement social mondialisé qui n’est pas sans effet sur les conceptions de l’Homme dans la société. Etre conscient de cela permet de rester alerte, soucieux, vigilant au développement situé (contextualisé) des individus, cela diminue nos risques de destructivité tout en maintenant une certaine forme de révolte. Je pense que travailler dans « l’humanitaire », c’est apprendre à vivre avec ces tensions qui ont à voir avec notre engagement contre différentes formes d’injustices sociales touchant les populations les plus vulnérables, dont les personnes en situation de handicap.
(1) Cf. Thomas Saias, Introduction à la psychologie communautaire, à paraître chez Dunod, collection Psycho Sup, 2011
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